Je travaille dans un bureau, comme beaucoup de gens sur cette terre.

J’y passe un tel temps, que je pourrais presque même dire que j’y vis. J’ai des biscuits, des pulls et des tasses posées sur ma table.

Je vois plus les visages de mes collègues que celui de n’importe lequel de mes amis proches, plus mon ordinateur que n’importe lequel des meubles de ma maison.

Avec le temps, j’ai fini par m’habituer à toutes ces choses que l’homme n’a jamais fait que depuis les 100 dernières années, mais par moments… Je ne peux pas m’empêcher de trouver ça étrange.

On se lève pour aller se rassoir

Un journée type, pour un homme de notre siècle, consiste à passer d’un siège à un autre.

Il se lève pour se rendre à son bureau. C’est sa voiture qui l’y emmène, sans effort. Ou un train, un métro, un tram… De son lit, à son fauteuil, à sa chaise de bureau : il n’y a qu’un pas.

Il passe sa journée assis sur une chaise face à un ordinateur, bercé par le ronron de la climatisation et maintenu éveillé par les néons au plafond. À la fin des 9h, c’est la même rengaine, mais dans l’autre sens : chaise de bureau, fauteuil, canapé, lit.

Pour nous, c’est devenu logique. C’est comme ça que notre monde du travail s’est construit : en sédentarisant au maximum les activités, pour réduire les aléas, les incertitudes et les incidents.

Été comme hiver, de toutes façons c’est le même écran

Comme ça, on ne subit ni les contraintes du climat, ni celles de notre corps : tous les mois, c’est la même ampoule qui éclaire notre table, les mêmes 21°C que la climatisation fait circuler dans notre étage, le même itinéraire jusqu’à la porte.

On a réussi à créer des emplois complètement coupés de leur environnement, et c’est justement pour ça qu’ils sont efficaces. On boit le même café toute l’année. Quand il y a un orage, la pluie salit un peu les vitres, mais c’est tout.

Prenez un bureau à Paris, un à Amsterdam, et un à San Francisco : ils ont la même tête, et on y travaille exactement pareil.

Paris / Stockholm / Poitiers

Les petites violences de tous les jours qu’on fait à notre corps

Alors, c’est sûr, il y a moins d’accidents du travail dans les bureaux.

On se casse moins le dos qu’à l’époque des cultures vivrières, on risque moins de se couper un doigt, de se fouler l’épaule.

On ne crame plus en plein soleil, on ne se gèle plus les mains dans le froid du matin.

Tout ça a l’air très confortable… Et ça l’est. Mais tout ce confort use notre corps petit à petit.

–    Nos yeux : à force de fixer le même point, la même lumière, à 20 cm de notre visage, ils perdent leurs capacités d’adaptation et leur acuité. Il y a déjà 60% de myopes en plus qu’il y a 100 ans… et ça risque de continuer à grimper.

–    Notre cerveau : moins d’activité veut aussi dire moins d’oxygénation, et moins d’activité neuronale. On l’expose au stress, à l’anxiété, aux problèmes de concentration, d’attention, de sommeil, de mémorisation…

–    Nos muscles : à force de ne pas être sollicités, nos muscles s’atrophient et notre posture générale en pâtit aussi : notre dos se voûte (il n’a plus assez de soutien dans les abdominaux et les muscles rhomboïdes), nos épaules se rentrent vers l’intérieur, notre cou penche imperceptiblement vers l’avant…

–    La circulation dans nos jambes : c’est bête à dire mais quand on est assis, on compresse les vaisseaux de nos jambes. Ça favorise tout un tas de pathologies circulatoires : varices, caillots…

–    Notre cœur : sans activité, il perd sa puissance de contraction, reçoit et envoie moins de sang dans le corps, et fournit moins d’oxygène aux muscles et aux organes.

–    Etc, etc.

La liste est encore longue, puisque chaque organe pâtit à sa manière de toutes ces heures où on les force à tourner au ralenti… je vous épargne les conséquences des néons sur la peau, les cheveux, l’appétit…

Retraités plus actifs que des trentenaires

Les travailleurs sont devenus tellement statiques, que leurs grands-parents bougent plus qu’eux ! 1

Même les jeunes retraités (65-74 ans) sont moins sédentaires que les 25-65 ans, en pleine vie active.

Ils vont se promener, cultivent leur jardin, marchent tranquillement jusqu’à la poste : et ça leur suffit pour être plus actifs que nous!

C’est une première dans l’histoire du travail.

Et je crains que ça continue encore dans les années à venir…

Ne pas nous endormir

Bien sûr, c’est grâce à ces ordinateurs et ces bureaux qu’on a produit certaines des plus belles choses de notre siècle. Des textes, des morceaux, des enquêtes, des romans, des cartes, des formules, des plans…

Je suis bien placée pour savoir qu’on n’a pas le choix : ces écrans font notre monde, et il n’est pas question de se débarrasser de toutes nos chaises et nos tables.

Je pense simplement qu’il est temps pour nous de trouver l’équilibre. Et de faire ce que nous pouvons pour ne pas nous laisser anesthésier par le mode de vie que nous avons créé.

En marchant le matin, en continuant à lever les yeux par-dessus l’écran, en portant notre corps et nos affaires sur nos jambes, pas dans nos voitures, en sautant, en dansant, en écrivant sur des feuilles quand on peut, en vivant encore dehors quand on le peut.

Pour ne pas finir comme cet homme qui endort progressivement son corps et son esprit, à force de ne plus esquisser le moindre mouvement : « tu es assis et tu ne veux qu’attendre : que vienne la nuit, que sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent. »

Je ne vous parle que des petits gestes dérisoires, mais additionnés les uns aux autres, ils font la différence. J’espère que la prochaine génération ne les aura pas complètement oubliés 🙂

À très vite,

Mathilde Combes